lundi 31 octobre 2011

"Nous sentons que nous changeons d'époque"


Aux yeux de l'historien que vous êtes, la crise que traverse actuellement l'Europe est-elle une crise économique et financière ou une crise politique ?

Pierre Nora - Il s'agit de beaucoup plus que cela. Ce qui se déroule sur le plan économique et financier ou sur le plan politique représente les symptômes d'une crise beaucoup plus générale, que je serais tenté de définir comme une crise de civilisation.

Ce qui est frappant, aujourd'hui, c'est de constater à quel point on voit se développer, dans à peu près tous les grands domaines, une vision catastrophiste de l'avenir. Prenez le problème écologique : nous sommes abreuvés de mauvaises nouvelles sur l'état de santé de la planète. Prenez le problème technologique, comme on l'a vu après l'incident nucléaire provoqué par le séisme au Japon : on a l'impression, alors que l'homme se voulait maître et possesseur de la nature, qu'il arrive un moment où la nature se venge et où, sur le plan technique, l'instrument de création est devenu un instrument de destruction de l'homme lui-même. Sur le plan culturel global, pour ce qui concerne le rapport au temps, aux générations, à la filiation, je n'ai pas besoin de vous dire la crise de la transmission que notre société traverse. Quand s'y ajoute une crise financière, que les politiques peinent à endiguer, tous les indicateurs sont au rouge.

C'est une crise grave, vraiment très grave, analogue à d'autres moments de l'histoire. Mais si nous sentons que nous changeons d'époque, je préférerais que ce soit la Renaissance, plutôt que la fin de l'Empire romain... A bien y regarder, tous les paramètres sur lesquels l'humanité a vécu semblent subir en même temps une sorte de secousse, et cette simultanéité, en tant qu'historien, m'interroge. Qu'est-ce qui fait que tous ces paramètres, qui n'ont pas de rapport les uns avec les autres, se dérèglent au même moment ? J'ose à peine parler d'une crise de spiritualité, mais ce que nous subissons ressemble profondément à cela.

Vous faites état, dans les deux livres que vous publiez, d'une transformation du métier d'historien, survenue entre les années1960 et 1980, transformation à laquelle vous avez participé et contribué par votre œuvre. Pouvez-vous nous résumer les grands traits de cette mutation?

Entre les années 1950 et le début du XXIe siècle, l'univers dans lequel l'historien évolue a changé. Alors que, dans la conception traditionnelle du métier d'historien, l'histoire contemporaine était exclue, nous avons assisté à une montée en puissance de celle-ci, qui est maintenant passée aux commandes. Les historiens travaillaient jadis sur les morts. Ils opèrent désormais sur le vivant, sous l'œil des vivants, c'est-à-dire des témoins et des acteurs de l'histoire, parmi lesquels se trouvent des victimes et des vaincus. Ce basculement a pour conséquence que les historiens ont perdu le monopole de l'histoire. Ils œuvrent dans une société où les témoins sont là et possèdent, à tort ou à raison, le sentiment de détenir une vérité sur l'histoire que les historiens ne peuvent pas atteindre à travers des documents froids, alors que eux, les témoins, ont une expérience réelle de cette histoire qu'ils ont faite.

Le métier d'historien est donc devenu beaucoup plus difficile. Autrefois, du temps de Lavisse, les historiens exerçaient une sorte de magistère social ; de nos jours, ils ont perdu ce rôle. Cependant, même si l'école n'est plus ce qu'elle était, même si l'université n'est plus ce qu'elle était, même si sa mission n'est plus ce qu'elle était, je suis frappé par le fait que l'historien est plus nécessaire que jamais.

N'est-il pas nécessaire, précisément, face au présentisme de notre univers culturel, de remettre les faits en perspective, notamment du point de vue de la longue durée?

L'historien était autrefois le trait d'union entre le passé et l'avenir. Il était celui par qui le passé restait vivant pour affronter l'avenir. Ce lien entre le passé, le présent et l'avenir s'est rompu. La catégorie du présent, au lieu d'être un trait d'union entre le passé et l'avenir, est devenue, en effet en raison de ce que mon ami François Hartog définit comme le présentisme, cette tentation de notre société de n'avoir pas d'histoire ; en raison aussi de l'importance prise par les médias, en raison de l'individualisme et de la difficulté de se projeter dans l'avenir, le présent, donc, est devenu la catégorie à travers laquelle on vit. Cette pression du présent donne à l'historien un autre rôle : contre les médias et les immédiatetés de la vie, rétablir le sens de la profondeur, le sens du temps, de la longue durée, du poids des choses, de leur inertie, de leur contrainte. Au lieu d'être le passeur entre le passé et l'avenir, l'historien est l'intermédiaire entre la demande sociale axée sur le présent et la réponse experte qu'il est censé fournir à cette demande.

L'explosion du phénomène mémoriel est une conséquence de cette prédominance de l'histoire contemporaine. Si la mémoire est une composante de l'histoire, ne risque-t-elle pas aussi de lui faire obstacle?

Il ne faudrait pas opposer de manière irréductible la mémoire et l'histoire. Très souvent, ce qu'on appelle mémoire, c'est de l'histoire vécue sous une autre forme. Le mot mémoire a connu au XXe siècle, et spécialement à partir de la guerre, des bouleversements d'une ampleur inégalée. Mémoire des victimes du nazisme, bien sûr. Mais les pays colonisés ont vécu la décolonisation, et les pays communistes sont sortis du communisme. Ces deux épisodes historiques, eux aussi, se sont accompagnés de phénomènes de mémoire : les peuples décolonisés comme les peuples échappés du communisme se sont réapproprié ce que nous appelons ici leur mémoire et que les Anglo-Saxons ont longtemps appelé roots, leurs racines, ou heritage, leur patrimoine.

Mais pour d'autres raisons, nous aussi nous avons connu un phénomène de mémoire. Les démocraties industrielles occidentales ont vécu une formidable accélération du mode de vie. La moitié de la population française, en 1945, était enco re constituée de paysans. En trente ans, leur pourcentage est passé en-dessous de 10 % de la population et ce n'étaient pas les mêmes paysans, comme je le dis dans le livre, c'étaient des agriculteurs, ce qui n'est pas la même chose. Mesure-t-on bien l'ébranlement en profondeur que représente la disparition de la paysannerie, cette collectivité-mémoire dont la stabilité était dictée par le rythme de la nature ? Cet exemple est fondamental, mais on en trouverait beaucoup d'autres, comme la disparition de métiers liés à la première aventure industrielle : les mineurs, les ouvriers sidérurgistes. Or ces mutations sociales se sont traduites par l'émergence de mémoires particulières. Dans tous les pays, mais notamment en France, nous avons observé l'entrée des minorités dans la majorité par le biais de la mémoire. Les femmes, jadis considérées comme minoritaires socialement et culturellement, ont ainsi accédé à la visibilité démocratique et à l'insertion dans une histoire. Toutes ces minorités ont réaffirmé leur mémoire au moment où elles disparaissaient ; les femmes en intégrant la majorité, les ouvriers en disparaissant comme groupe social.

Cette relation entre une matière sociale en transformation et les phénomènes de mémoire a été l'objet de mon travail d'historien, notamment avec Les Lieux de mémoire. Dans les années 1970 et 1980, la France vivait cette métamorphose profonde, qui s'accompagnait du sentiment qu'une France qui avait eu un rapport intense avec l'histoire et avec la grande histoire se retirait de la scène. C'est à cette époque qu'est née la conscience du patrimoine. En 1980, déclarée Année du patrimoine, on découvre brusquement l'existence de 6 000 à 10 000 associations locales qui œuvrent à la protection du patrimoine. Le mot s'élargit alors : il ne désigne plus seulement les châteaux, mais aussi les lavoirs. Quant au public concerné, ce n'est plus la petite noblesse ruinée, mais les soixante-huitards installés à la campagne et les instituteurs, et bientôt tout le monde. En 1981, après l'élection de François Mitterrand, la cérémonie commémorative au Panthéon marque symboliquement l'entrée de la France dans l'ère de la mémoire. Cette période marque encore la fin des deux grands courants politiques qui ont dominé la France depuis 1945, le gaullisme et le communisme, deux familles de pensée issues de la Résistance et porteuses d'une grande histoire. Deux mouvements idéologiques qui véhiculaient la charge d'un passé et la vision d'un avenir, mais qui formaient des cache-misère : ils dissimulaient l'évanouissement de la grandeur française.

... Evanouissement de la politique aussi?

Non, mais la politique n'est plus tout à fait la même. Elle est devenue une gestion plus qu'une vision, gestion à l'intérieur de laquelle il existe des solutions de gauche et des solutions de droite, mais ces solutions ne sont plus porteuses d'un passé et d'un avenir. Je ne crois pas que la droite et la gauche aient disparu, loin de là. Mais il est vrai que les frontières entre elles se sont déplacées, et parfois brouillées. La droite s'est convertie à la République, à l'idée de progrès, à la laïcité, à la liberté. La gauche, elle, s'est majoritairement ralliée à l'économie de marché. Les lourds paramètres historiques qui avaient dicté la politique depuis la Révolution française ont trouvé, dans ces années, un épuisement qui faisait dire à François Furet, en 1978, que «la Révolution française est terminée».

Lors du bicentenaire de la Révolution, en1989, il y avait encore eu un débat d'idées autour de l'héritage révolutionnaire. On se demande si un tel débat serait encore possible aujourd'hui. Comme si la Révolution ne faisait même plus image...

J'en vois une bonne preuve dans le succès du Indignez-vous! de Stéphane Hessel. S'indigner, c'est le contraire de se révolter ou de faire la révolution. Que l'indignation puisse devenir une consigne sociale montre l'obsolescence de l'idée révolutionnaire : l'indignation relève d'un ressort psychologique et moral, tandis que la révolution traduit une aspiration historique et collective.

L'idée révolutionnaire, en France, s'est stabilisée avec l'installation de la République, entamée en 1880 et terminée avec la Grande Guerre. Elle a pu connaître une relance à partir de 1917, dans la mesure où la Révolution russe a relancé l'imaginaire de la Révolution française, et le projeter sur le grand écran mondial. L'un dans l'autre, cette croyance s'est maintenue tant que l'idée révolutionnaire demeurait vivante en Russie. Le jour de 1956 où le stalinisme et presque le communisme ont été dénoncés, du haut de la plus haute tribune communiste, par Khrouchtchev lui-même, un coup mortel a été donné à l'idée révolutionnaire. L'agonie a duré trente ans, mais au moment de la chute du mur de Berlin et de l'effondrement du système soviétique, en 1989, l'affaire était consommée. Il y a quelque chose d'un mystère dans l'évanouissement si marqué d'une cause à laquelle se sont voués tant d'hommes, cause qui était leur espoir de vivre et leur culture, et qui a tant pesé sur la vie intellectuelle et politique. Il s'est d'ailleurs passé la même chose avec l'idée coloniale. Quoiqu'on pense de la réalité coloniale, l'aventure outre-mer a porté des rêves, des aventures humaines se déroulant dans des espaces immenses, et cette histoire extraordinaire, lourde, épique, qui a accompagné l'Europe pendant plus d'un siècle, s'est évanouie en quelques années, se refermant comme une parenthèse historique, quitte à resurgir sous forme mémorielle.

La Nouvelle Histoire s'est dégagée du «roman national» de naguère. Comme en témoignent «Les Lieux de mémoire», elle ne cesse pourtant d'explorer le fait national. On se rappelle la virulence des polémiques déclenchées, en 2009-2010, par le débat sur l'identité nationale. Pourquoi les Français ont-ils du mal à s'accorder sur une définition de leur identité collective?

Mais tous les pays ont du mal à parler de leur identité nationale : le Japon, l'Allemagne, la Russie, la Tunisie, les pays arabes... C'est le sort du monde contemporain, et nous ne sommes pas, nous Français, différents des autres à cet égard. C'est un problème d'époque. Même s'il y a des raisons spécifiques à la France. N'étant plus ce qu'il était, notre pays n'habite plus sa propre identité. Mais est-ce nouveau ? Croyez-vous qu'au début de la IIIe République ne se manifestait pas une formidable interrogation sur ce qu'était la France, entre républicains et antirépublicains ?

La France a été traditionnellement à l'avant-garde des expériences historiques de l'humanité, en Europe tout du moins. Elle a inventé les croisades, la monarchie absolue, les Lumières, la Révolution... Mais, depuis une soixantaine d'années, elle voit se succéder des projets qui finissent par s'épuiser historiquement. Communistes et gaullistes, je l'ai dit plus haut, ont représenté deux projets identitaires : l'un et l'autre ont disparu. En 1962, le projet colonial a été enterré. Le projet socialiste, d'une certaine manière, a échoué en 1983, quand Mitterrand, en catastrophe, a dû redonner des gages aux lois du marché. Le Front national représente un projet, mais il est archaïsant. Le projet écologiste ne marche pas non plus. Le projet européen, qui a incarné tant d'espoirs, est de son côté en sérieuse difficulté. Nous vivons dès lors une succession d'échecs ou d'ébranlements de projets porteurs, condamnant le projet républicain de type classique à se métamorphoser en projet de type plus démocratique. Ce qui est à l'œuvre, c'est l'adaptation, l'invention douloureuse, difficile, d'un modèle que nous n'avons pas défini, processus survenant dans un monde qui est lui-même en pleine évolution, et à l'intérieur d'un ensemble occidental dont on a l'impression que, sur le plan démographique, économique ou civilisationnel, il subit une forme de long déclin : l'Europe, dans cinquante ans ou cent ans, n'aura plus la place qu'elle a été habituée à avoir dans le monde. Comment la France n'éprouverait-elle pas intensément ce genre de problèmes ?

Etes-vous pessimiste?

Inquiet, parfois. Fondamentalement pessimiste, non. Je crois aussi à une exceptionnalité française. Je la crois très forte, pas altérée du tout. Les économistes, dont je ne suis pas, nous expliquent par exemple que les entrepreneurs français ont une activité, un potentiel, une capacité de réalisation sans égales. Si vous allez à la Silicon Valley, 20 % des ingénieurs sont français. L'ancien ambassadeur des Etats-Unis en France, Felix Rohatyn, me disait que les entrepreneurs français sont peut-être les meilleurs au monde. Si je considère tout ce dont nous avons à nous plaindre et que je fais la comparaison avec les pays voisins et amis, je parviens à la conclusion que ce n'est pas mieux ailleurs, quand ce n'est pas pire. Nous sommes en crise, certes, mais je ne crois pas que ce soit un phénomène spécifiquement français.

JEAN SÉVILLIA Publié