mardi 15 mars 2011

Nouveaux concepts 11 : La dépolitisation de nos sociétés renforce la xénophobie


Reproduction d'un article du Monde du 26022011

u moment où la Slovénie intégrait l'Union européenne, l'un de nos eurosceptiques paraphrasa les MarxBrothers : « Nous, Slovènes, avons des problèmes ? Rejoignons l'Union européenne ! Nous aurons d'autant plus de problèmes, mais nous aurons l'Union européenne pour s'en occuper ! L'Union européenne vaut-elle alors la peine d'être défendue ? La véritable question, naturellement, est : quelle Union européenne ? »

David Cameron vient d'attaquer le multiculturalisme que connut, trente ans durant, la Grande-Bretagne au motif qu'il nourrit l'idéologie extrémiste, faisant écho à la déclaration d'Angela Merkel d'octobre 2010 (« Cette approche multiculturelle, qui dit que nous vivons côte à côte et heureusement nos rapports avec autrui, a échoué. Complètement échoué »), qui faisait elle-même écho au débat d'il y a deux ans sur la Leitkultur, la culture de référence. Mais quel genre de culture de référence David Cameron et Angela Merkel essayent-ils de nous vendre ?

Cette montée en puissance du ressentiment anti-immigration doit être envisagée en ayant à l'esprit la reconfiguration de l'espace politique européen qui, jusqu'à récemment, était dominé par deux courants principaux s'adressant au corps électoral dans son ensemble : un courant de centre droit et un de centre gauche, avec de plus petits partis s'adressant à un électorat plus restreint (écologistes, communistes, etc.). Les derniers résultats électoraux à l'Ouest comme à l'Est signalent l'émergence d'une polarité différente, avec un parti centriste prédominant représentant le capitalisme global, ayant un agenda progressiste (tolérance pour l'avortement, les droits des homosexuels, les minorités, etc.), et, face à lui, un parti populiste anti-immigration de plus en plus puissant. Le cas exemplaire est ici la Pologne, mais des tendances similaires s'observent en Hollande, en Norvège, en Suède, en Hongrie... Comment en sommes-nous arrivés là ?

Nous sommes entrés dans une nouvelle ère, où la forme prédominante de l'exercice du pouvoir d'Etat se résume à une administration dépolitisée et une logique de coordination d'intérêts. La seule manière d'introduire de la passion ici passe par la peur : peur des immigrés, peur du crime, peur de la dépravation impie, peur de l'intrusion étatique, peur de la catastrophe écologique, mais aussi peur du harcèlement (le politiquement correct est la forme libérale paradigmatique de la politique de la peur).

Pour cette raison, l'événement majeur de la première décennie de ce nouveau millénaire, c'est que la politique anti-immigration a quitté les marges de l'extrême droite pour devenir discours dominant.

Dans le nouvel esprit de fierté identitaire, les principaux partis considèrent que les immigrés sont des invités ayant à s'adapter aux valeurs de la société qui les accueille, et considèrent acceptable de penser ainsi. Les libéraux progressistes sont horrifiés par un tel racisme populiste. Pourtant, leur tolérance partage le même besoin de tenir les autres à une distance appropriée. Café sans caféine, crème sans graisse, politique sans politique, jusqu'à l'actuel multiculturalisme libéral en tant que l'expérience de l'Autre privé de son altérité - l'Autre, décaféiné...

Le mécanisme d'une telle neutralisation fut formulé en 1938 par Robert Brasillach, exécuté en 1945, qui se voyait comme un antisémite « modéré » et inventa l'« antisémitisme de raison » : « Nous ne voulons tuer personne, nous ne désirons organiser aucun pogrom. Mais nous pensons aussi que la meilleure manière d'empêcher les réactions toujours imprévisibles de l'antisémitisme d'instinct est d'organiser un antisémitisme de raison. » Une même attitude n'est-elle pas à l'oeuvre dans la manière de nos gouvernements de traiter la « menace immigrée » ?

Une fois le racisme populiste direct rejeté, ils avalisent des mesures « raisonnablement » racistes... et, en modernes Brasillach, certains de ces politiques viennent nous dire : « Nous ne voulons tuer personne, nous ne désirons organiser aucun pogrom. Mais nous pensons aussi que la meilleure manière d'empêcher de violentes initiatives anti-immigration toujours imprévisibles est d'organiser une politique anti-immigration de raison. »

Cette vision d'une désintoxication du prochain témoigne du passage d'une barbarie directe à une barbarie à visage humain. Elle met en pratique une régression, reniant l'amour chrétien du prochain au profit d'une manière païenne de privilégier la tribu face à l'Autre barbare. Même si elle revêt les atours de la défense des valeurs chrétiennes, elle constitue la plus grande menace pour l'héritage chrétien.

Mais l'impasse de l'Europe s'avère plus profonde encore. Les critiques de la lame de fond anti-immigration se cantonnent pour l'essentiel au rituel consistant à confesser les péchés de l'Europe, humblement accepter les limites de l'héritage européen et célébrer la richesse des autres cultures. Les célèbres vers de La Seconde Venue, de William Butler Yeats, articulent à la perfection notre délicate situation : « Les meilleurs manquent de foi tandis que les pires sont animés d'une passion intense. » Comment mettre un terme à cette impasse ?

Au lieu de jouer la belle âme se lamentant de l'Europe raciste nouvellement apparue, c'est sur nous-mêmes qu'il faudrait diriger notre oeil critique, nous demander dans quelle mesure notre multiculturalisme abstrait a contribué à ce triste état des choses. Si toutes les parties ne partagent pas ou ne respectent pas la même civilité, alors le multiculturalisme se transforme en une ignorance ou une haine mutuelle juridiquement régulée. Le conflit sur le multiculturalisme est un conflit sur la Leitkultur, la culture de référence : il n'est pas un conflit entre cultures, mais un conflit entre différentes visions des modalités de coexistence de ces différentes cultures, un conflit sur les règles et pratiques que ces cultures ont à partager si elles doivent coexister.

Il nous faudrait donc éviter de nous retrouver pris dans le petit jeu libéral du « Quelle quantité de tolérance pouvons-nous supporter ? ». A raisonner ainsi, nous ne sommes jamais assez tolérants, ou déjà toujours tolérants à l'excès... La seule manière de sortir de cette impasse est de proposer un projet universel positif partagé par l'ensemble des parties, et de se battre pour lui. Les combats à mener, pour lesquels « il n'y a plus ni homme ni femme, ni juif ni Grec », sont nombreux, de l'écologie à l'économie.

Au lieu de perdre du temps à analyser les coûts et les bénéfices de notre adhésion à l'Union européenne, nous ferions mieux de nous focaliser sur ce que représente en réalité l'Union européenne. A la fin de sa vie, Sigmund Freud exprimait sa perplexité face à la question : que veut une femme ? Aujourd'hui, notre question est plutôt : que veut l'Europe ? Pour l'essentiel, son action est une régulation du développement capitaliste global ; parfois, il lui arrive de flirter avec la défense conservatrice de la tradition. Ces deux voies mèneront à sa marginalisation.

La seule manière pour l'Europe de sortir de cette débilitante impasse est de ressusciter son héritage d'émancipation radicale et universelle. La tâche consiste à aller au-delà de la simple tolérance pour atteindre à une Leitkulturémancipatrice, positive, seule à même de nourrir une coexistence et un mélange authentiques de cultures différentes ; la tâche consiste à s'engager dans la bataille à venir pour cette Leitkultur, cette culture de référence. Ne respectons pas simplement les autres, offrons-leur un combat commun, puisque nos problèmes, aujourd'hui, sont communs.

Slavoj Zizek